Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien

« On connaît Dieu de ne pas le connaître. »

— Pseudo-Denys l’Aréopagite

Prologue

Ce matin-là, ma première pensée fut de me demander pourquoi j’avais mis ce réveil. À part moi, rien ni personne ne m’attendait. J’avais aussitôt pu la laisser s’évanouir en recentrant mon attention sur mon environnement, mais d’autres m’en détournèrent à nouveau — il ne m’est pas évident de rester présent lorsque je me trouve pris dans ce brouillard matinal.

Je logeais dans une chambre d’hôtes à la campagne, au dernier étage d’une grande maison tenue par le père d’un ami. Lui-même y vivait encore, le temps de poursuivre ses études de philosophie à l’université de la ville voisine.

En descendant le long escalier, je sentis une vive odeur de café et, une fois en bas, je le vis assis derrière la grande table en bois de la pièce commune. Il était déjà installé : carnets, feuilles éparpillées, pile de livres, ordinateur ouvert… le regard vers le plafond, un crayon calé entre les lèvres et oscillant en équilibre précaire sur les deux pieds arrière de sa chaise.

— Quel est le problème aujourd’hui ? lui ai-je demandé, légèrement amusé.
— Aristote.

Il préparait un exposé et ne semblait pas très satisfait des réponses qu’il avait trouvées sur cette table.

— Ah oui ?
— D’après Aristote, le courage est un juste milieu entre la lâcheté et la témérité, lança-t-il. Le courageux ne fuit pas le danger, mais ne s’y précipite pas non plus. Il reste ferme, surtout face à la mort au combat, parce que c’est noble et raisonnable.
— Mais ? lui ai-je demandé en commençant à retrouver un peu ma clarté d’esprit.
— Mais je ne sais pas… personnellement, j’ai du mal à trouver ça excitant. Ça me semble très limité, très… militaire, avoua-t-il.

D’un mouvement vers l’avant, il reposa brusquement la chaise sur ses quatre pieds tout en me lançant un regard ferme, puis il me questionna :

— Tiens, si je te demandais ce qu’est le courage, que répondrais-tu ?
— Hm, pour moi, c’est presque l’inverse, lui ai-je dit sur un ton détaché. Je répondrais probablement quelque chose du genre : parvenir à continuellement faire le choix de refuser son monde.
— De refuser son monde ? C’est-à-dire ? répondit-il, un peu déconcerté par ma réponse.
— Eh bien, je pense qu’aucun homme n’est plus courageux que celui qui parvient à se refuser à la fixation de son identité, et donc aux rôles qu’on lui attribue ou qu’il s’attribue lui-même. Et plus largement, à toute croyance, à toute connaissance préétablie, au devoir de faire et à sa propre pensée… en bref, à l’étiquetage de son être et aux conséquences qu’il implique.
— Tu penses que le courage se résume à demeurer ignorant et à ne pas se définir ?
— Absolument ! ai-je affirmé. Celui qui parvient à ne pas laisser son identité être accaparée trop longtemps, et qui, lorsqu’elle l’est, ne perd pas de vue que cette image de lui-même n’est qu’éphémère et sert un dessein qu’il ne pourra jamais connaître, oui, pour moi, celui-là est un être éveillé qui se sert de son courage pour le rester. Le monde entier ne cesse de vouloir l’enfermer dans une case, de lui imposer ce qu’il devrait croire et savoir à propos du monde et de lui-même, et lui, il ne s’y soumet jamais. Quel acte est plus digne de courage que celui-ci ?
— Donc, pour toi, la valeur ultime est une certaine forme d’innocence ? Tu aimes ceux qui vivent de mystère ? insista-t-il, peu convaincu mais tout de même intrigué.
— On peut l’entendre comme ça, oui. En fait, cela revient à faire le choix du destin, du vrai destin. Pas de celui que l’on projette ou que l’on peut essayer d’imaginer. Celui qui se met en route une fois que l’on parvient à définitivement l’abandonner. Qu’y a-t-il de plus effrayant que d’avancer à l’aveugle, dans le vide, sans pouvoir se raccrocher à rien ? Et faire ce choix une fois est une chose, mais le refaire encore et encore, à chaque instant, sans exception, et ce en raison d’une foi inébranlable en soi-même et en la vie, ça, oui, c’est sans nul doute la plus grande démonstration de courage. Je marquai une courte pause de réflexion avant de conclure : le flâneur qui contemple le vide est très probablement bien plus proche de sa destinée que le faiseur qui remplit la sienne au-delà même de son débordement.
— Mais ce n’est pas tenable comme position, rétorqua-t-il, un peu offusqué. Comment pourrait-on arriver à ne pas se définir ? Nous sommes bien obligés de reconnaître que nous sommes façonnés par notre histoire, nos croyances, nos expériences, et tout le reste. Et puis, même si l’on y parvenait, on ne ferait rien de nos vies.
— Par nos expériences, oui. Mais le savoir, en lui-même, ressemble bien plus à de la rumination qu’à de l’expérience vécue. Et tu vois les choses comme ça parce que tu tiens à cette histoire qui t’a défini. Mais au fond, là, maintenant, tu n’en as pas besoin. Il n’y a que lorsque tu penses à ton avenir que toutes ces considérations rentrent en jeu. Mais si tu n’y pensais pas ? Tu serais libre. Et cela ne veut pas dire que tu ne fasses rien, au contraire ! Tu ne ferais simplement plus les choses par anticipation, en te basant sur ce que tu penses être et savoir. Tu laisserais simplement la vie agir librement à travers toi.
— Une sorte de pur instant présent, quoi ? dit-il sans trop y croire.
— Oui, c’est ça. Et c’est pour cela qu’il n’y a rien de plus courageux. Car tout ton monde, que ce soit celui que tu as construit à l’intérieur de toi, ou celui auquel tu es tous les jours confronté… tout ton monde ne cesse de vouloir faire de toi quelque chose de définissable.
— Ouais… bon, ça ne va pas m’aider pour mon exposé.
— Je sais bien, ai-je répondu en ricanant avec empathie. C’est bien là tout le sujet.

Il me regarda d’un air légèrement accusateur, puis, sans plus dire un mot, il replongea sa tête dans le lointain qui avait l’air de se répandre sous le plafond. Probablement plus égaré qu’il ne l’était avant que l’on entame cette petite discussion.

Quant à moi, je dois dire qu’elle m’avait égayé. Je sentis une vive inspiration me faire l’effet d’un véritable shoot d’adrénaline. Je suis alors rapidement passé par la cuisine pour me servir une conséquente tasse de thé, avant de regagner ma chambre et d’attraper un carnet dans lequel j’ai griffonné pendant toute la journée.

La métaphysique du courage

D’ordinaire, nous appelons « courage » la capacité d’affronter un danger ; que ce soit une douleur, une perte, un échec, parfois même la mort. Et ce courage-là est noble, bien sûr, mais il reste, pour ainsi dire, horizontal : il se joue dans le champ de ce que nous connaissons, il est situé dans notre rapport au monde et est défini par des normes sociales et sociétales préétablies.

Mais qu’en est-il lorsqu’il s’agit d’en créer de nouvelles ? Qu’en est-il de la dimension verticale du courage ? Qu’en est-il lorsqu’il ne s’agit plus seulement de fournir au monde ce qu’il attend de nous, mais de se regarder soi-même et faire ainsi preuve d’honnêteté quant à ce que nous attendons de nous-mêmes ?

Si le courage horizontal affronte le monde ; le courage vertical, lui, affronte ce que le monde a fait de nous. Et ce courage-là est certainement bien plus raffiné, délicat, discret et subtil, mais il n’en est pas moins véritable — si ce n’est même plus. Parce qu’il ne s’agit plus seulement de savoir faire face aux menaces extérieures, mais bien à celles intérieures, en trouvant comment répondre à des exigences de l’âme qui réclament notre attention et qui, si elles sont ignorées, risqueraient de nous entraîner bien trop loin de ce que nous sommes ou désirons être.

Réciproquement, la lâcheté associée à ce courage-là — si intime et personnel — ne consiste évidemment pas à fuir l’adversité du monde, mais celle que l’on ressent en soi. Parce que sous une telle acception, le danger n’a évidemment plus le même visage. Ce n’est plus notre intégrité physique ni même psychologique qui est ici en jeu, mais bien celle spirituelle. Au fond, il n’est même plus vraiment question de savoir affronter le danger, mais d’oser remettre en question les fondations sur lesquelles il repose.

Si nous parlons là d’un risque spirituel, ce n’est en effet pas un « savoir faire face au monde avec fermeté » qui est ici exigé, mais plutôt un « savoir ne pas s’y soumettre, avec légèreté ». Si l’acte courageux que le monde attend de nous consiste à ne pas abandonner, celui que nous exigeons de nous-mêmes ne serait-il pas celui qui consiste, au contraire, à savoir l’abandonner ; à savoir s’abandonner soi-même ? Si c’est notre propre raison d’être que l’on cherche, n’est-il pas nécessaire de consentir à ce que tombent, une à une, ces certitudes, explicites ou implicites, qui nous servent continuellement de point d’appui ? Si c’est de notre propre rapport au sens dont il est question, qu’est-ce qui est le plus digne de courage ? Tenir malgré tout ? Ou accepter de ne plus savoir sur quoi l’on tient ? Non pas pour laisser le nihilisme nous gagner, mais pour avoir l’opportunité de recouvrer ce dont nous nous laissons gentiment déposséder sous le bruit du monde ; ce que nous avons accepté d’oublier en échange d’une place confortable en son sein.

Parce qu’aujourd’hui, la véritable peur n’est pas celle d’une mort promise au combat, mais bien celle de voir le sens faire vœu de silence. La véritable angoisse n’est pas de risquer sa vie, mais de ne plus avoir de repères stables sur lesquels la reposer. En un mot : ce qui est terrifiant, c’est de cesser de vivre à partir de ce que l’on sait — ou plutôt, de ce que l’on croit savoir — pour commencer à se remettre à ce que l’on ne sait pas. Et cela, oui, il semblerait bien que ce soit ce qui s’apparente au plus sain des courages.

Permettons-nous de nous déciviliser, ne serait-ce qu’un peu, car, peut-être, est-ce là le seul prérequis pour pouvoir partir à notre rencontre.

Nous avons appris à valoriser le courage du soldat, du résistant, du héros, mais beaucoup moins celui de l’homme qui renonce à se raconter une histoire rassurante sur lui-même pour ne pas avoir à se poser trop de questions. La plupart de nos actions, de nos ambitions et même de nos relations s’enracinent dans un réseau de croyances implicites : « Je suis ceci, je ne suis pas cela ; je sais ce que je veux, je sais ce que je ne veux pas ; je sais ce qui est vrai, je sais ce qui est faux. » Mais le fait est que vivre en se remettant à ces croyances leur permet bien souvent de vivre à notre place. Nous les laissons nous donner une image préétablie de ce qu’est censé être le réel et la vie que l’on doit y mener. En revanche, vivre à partir de ce que l’on ne sait pas, c’est accepter que ces croyances ne sont que des croyances, et être ainsi immédiatement invité à découvrir ce qui se trouve au-delà, ou, du moins, ce qui les a toujours précédées.

Cette position est bien sûr délicate. Car la plus facile des critiques serait de dire que ce que nous défendons ici ressemble à une forme d’irrationalité ou de démission : se détourner du savoir, renoncer à penser, se réfugier dans un mystère hypothétique. Mais en réalité, c’est tout le contraire, parce que ce courage-là ne nie ni l’intelligence ni nos besoins les plus fondamentaux — il les pousse jusqu’à leur point de rupture, là où ils doivent reconnaître leurs propres limites. Il ne méprise pas le savoir, mais refuse de le laisser se transformer en prison. Il exige que nous continuions d’apprendre, de réfléchir, de comprendre et de subvenir à nous-mêmes, mais sans en faire un centre de gravité ou une finalité. Car il est certes très heureux de savoir et d’avoir le contrôle sur sa vie, mais ne serait-il pas encore plus gratifiant d’être en mesure d’éprouver ce que l’on sait plutôt que de ne faire que remuer nos connaissances entre nos œillères, et de savoir ainsi danser au milieu du chaos ?

Socrate voyait en cette attitude ce que l’on résume généralement par une formule devenue presque banale : « Je sais que je ne sais rien. » Mais cette phrase, que l’on cite volontiers, est rarement prise au sérieux. Parce qu’au fond, elle n’est pas simplement une humble posture qui consiste à dire : « aucune de mes connaissances ne m’autorise à fermer la question ». Non, c’est bien plus profond que cela. Ce que tout le mythe autour de Socrate tente de raconter, ce n’est pas qu’il sait ne rien savoir, mais qu’il sait… précisément parce qu’il ne sait pas. Autrement dit, c’est en acceptant de ne rien savoir que l’on accède finalement à une forme de connaissance qui dépasse très largement l’habitude de connaître intellectuellement. Vivre à partir de ce non-savoir, c’est laisser la question primer sur la réponse, l’ouverture sur la conclusion, et permettre ainsi à la connaissance de disposer de toute la liberté nécessaire pour s’épanouir sans jamais être restreinte à la forme qu’elle se voit contrainte d’emprunter.

Il y a donc là une notion d’ignorance, tout à fait singulière et inattendue. Une ignorance qui n’est pas un simple manque de savoir, ni une autre, arrogante, qui croit tout savoir ; mais une ignorance consciente, choisie, entretenue, qui impose de rester intérieurement libre à l’égard de nos propres représentations. Non pas pour ne plus avoir d’idées, mais pour ne plus s’y identifier. Non pas pour cesser de penser, mais pour cesser de se confondre avec les objets de notre pensée. C’est là une ignorance qui accepte enfin que le sens n’est pas une chose qui puisse être possédée, mais un simple espace nu et souverain, insaisissable, qui nous invite pourtant à l’habiter.

Bien évidemment, un tel état d’être n’a rien de confortable. Car il implique de vivre sans garanties, sans filet conceptuel, sans promesse de cohérence définitive, sans identité figée à laquelle se raccrocher. Il demande de supporter que le sens ne soit jamais entièrement donné, que la vérité soit condamnée à nous échapper. Il nous expose à un vide, non pas nihiliste, mais fertile ; à un espace où tout est voué à fleurir, à mourir, puis à fleurir à nouveau. Et c’est pourquoi cette ignorance-là requiert du courage. Elle retire un à un les objets auxquels nous confions d’habitude notre sécurité existentielle : nos idées, notre image, notre histoire, nos anticipations. Et elle nous ramène à ce que le réel a de plus nu, ce qui n’est tenable qu’à la condition d’une confiance plus profonde — d’une foi, si nous osions pousser cette idée jusque-là.

Vivre à partir de ce que l’on ne sait pas, c’est laisser cette indicible confiance devenir notre véritable point d’appui et ainsi découvrir les merveilles d’un monde dont le sens n’a absolument aucune limite. Le courage, vertical, intérieur, souverain, consiste donc à consentir à cette nudité, à cette vertueuse et vertigineuse ignorance ; à préférer la lucidité de ne pas savoir à l’illusion rassurante de tout comprendre ; à accepter de perdre pied pour trouver un équilibre nouveau, qui nous rend d’autant plus disponibles à ce qui est. Et c’est ce passage — de la sécurité du savoir à la belle ignorance consciente — que j’aimerais explorer dans cet essai.

L’ignorance consciente

Il existe différents types d’ignorance.

La première est l’ignorance de celui qui ne sait pas qu’il ne sait pas — c’est l’ignorance ordinaire. Puis vient l’ignorance de celui qui ne sait pas, mais qui pense savoir — c’est l’ignorance intellectuelle ou savante, celle dans laquelle nous nous trouvons emprisonnés la majorité du temps. Et enfin, la troisième forme d’ignorance est consciente — c’est celle de celui qui sait qu’il ne sait rien.

Cette dernière forme d’ignorance est vertueuse, car, paradoxalement, elle ouvre immédiatement à la possibilité de savoir. Parce que, que pourrait-on encore découvrir lorsqu’on sait déjà ? Rien. Cette connaissance nous enferme : elle nous permet seulement de manipuler ce que nous savons déjà ou d’accéder à des connaissances qui appartiennent au domaine intellectuel, mais en aucun cas d’en découvrir de nouvelles se situant au-delà. En revanche, lorsque l’on sait seulement que l’on ne sait rien, on a l’opportunité de découvrir, de savoir. On baigne dans un champ de possibles qui n’a absolument aucune limite. Eh bien, voilà ce qu’est cette troisième forme d’ignorance que nous nommons ici l’« ignorance consciente » : accepter de ne rien savoir du tout, non plus pour connaître, mais pour éprouver la connaissance. C’est là l’attitude la plus saine que l’on puisse adopter au regard de l’existence ; celle d’une enfance retrouvée, pourrait-on dire, qui nous permet alors de comprendre le réel, non plus intellectuellement, mais expérientiellement.

Bien sûr, un enfant est d’abord un ignorant ordinaire : il ne sait pas qu’il ne sait pas. Il n’a pas encore pris conscience de la possibilité de connaître et, bien souvent, il vit alors une existence heureuse, car il est difficile d’être malheureux lorsque l’on est ignorant — il faut du savoir pour créer l’enfer. Tout le fascine : les petits galets au bord d’une rivière, les papillons, les étoiles dans le ciel, les petits jeux auxquels il s’adonne gaiement. Pour lui, tout n’est que pur enchantement. Mais peu à peu, il commence à savoir qu’un papillon est un papillon, qu’une fleur est une fleur, que ces jeux auxquels il joue ne sont que des jeux ; et il commence alors à entrer dans celui des catégorisations, à opérer d’abstraites distinctions entre les choses. Il les nomme, et c’est ainsi que ces noms deviennent pour lui des barrières, des délimitations de son expérience. Plus il sait de choses, plus il est coupé de ce qu’est la vie en tant que telle, car il ne vit plus qu’à travers son intellect.

Ne commettons cependant pas l’erreur de penser que ceci est un mal, car, en réalité, c’est là un processus tout à fait naturel. L’enfant doit d’abord apprendre la complexité, cela fait partie de son développement. L’envie de savoir elle-même est vertueuse. Tout ce qui se présente d’inconnu peut être dangereux ; il doit donc nécessairement savoir ce que c’est, car cela lui permet de faire efficacement face à la vie.

Ainsi, l’enfant s’instruit et passe de l’ignorance ordinaire à l’ignorance intellectuelle. Sur le plan ontologique, on pourrait alors dire qu’il devient adolescent. Et, naturellement, cette seconde forme d’ignorance nous la connaissons bien, car c’est celle dans laquelle la majorité d’entre nous est forcée d’évoluer. On sait des choses, mais c’est justement parce que l’on sait des choses que l’on est ignorant, car, de la sorte, on croit déjà savoir. Cette ignorance nous libère de la première dans laquelle on se trouvait incapable de savoir que l’on ne sait pas, mais elle nous emprisonne à son tour, car, dès lors, on croit que l’on sait.

Le passage de l’adolescence à l’âge adulte — de l’ignorance intellectuelle à l’ignorance consciente — n’est en revanche qu’hypothétique, il n’est pas obligatoire. On peut en effet passer l’entièreté de sa vie à croire que l’on sait. En fait, la transformation de cette seconde forme d’ignorance en la troisième survient souvent lorsqu’elle devient trop lourde à porter, lorsque l’on pousse la connaissance trop loin, lorsque nous ne sommes plus qu’intellect ; lorsque la vie n’est plus que des mots, des théories, des doctrines, des idéologies et que l’on a ainsi perdu toute sensibilité, toute conscience, toute vitalité, toute spontanéité. En d’autres termes, cela se produit lorsque cet adolescent a accumulé trop de choses — trop de connaissances, trop d’attachements, trop d’identités —, au point que le sens des choses se met alors à se déliter, et qu’une insidieuse souffrance commence à s’installer jusqu’à ce que sa vie finisse par devenir totalement intenable. L’intellect, à lui seul, ne parvient plus à maintenir une image stable de soi-même et de la réalité. Il se heurte aux immenses remparts des grandes questions existentielles qu’il ne peut saisir : « Quelle est l’origine de ma souffrance ? Quel est le sens de la vie ? Qu’est-ce que la mort ? Qui suis-je ? Quelle est ma place dans ce monde ? Qu’est-ce que cette étrange chose que nous appelons réalité ? » Alors, au bout d’un moment, cette seconde forme d’ignorance peut finir par se mettre, comme par trop-plein, à imploser sur elle-même. Son intellect capitule. Et c’est dans cet abandon de tout espoir de comprendre quoi que ce soit que l’adolescent peut accéder, sans l’avoir décidé, à la troisième forme d’ignorance — celle où il reconnaît qu’au fond, il ne sait rien. C’est alors une renaissance. Il est à nouveau enfant. Ou plutôt, il est enfin devenu adulte, car, dans ce contexte, l’adulte n’est qu’un enfant qui a su traverser la prison de la connaissance. Et c’est ainsi qu’il peut saisir, sans penser et en un instant, ce qu’il a vainement essayé de comprendre au cours d’une vie entière de questionnements.

Voilà, à mon sens, une manière parmi d’autres de comprendre ce que nous appelons ici l’« ignorance consciente ».

Cela peut en effet simplement se résumer comme étant l’atteinte d’un état d’être où toute idée préconçue sur la réalité et/ou soi-même a disparu, ce qui nous permet alors d’en faire à nouveau l’expérience, sans filtre déformant, sans avoir à réduire le réel à l’une de ses parties. C’est là une véritable innocence, une pureté d’esprit ; un désengagement profond de toute forme de connaissance et d’attachement, qui nous redonne la possibilité de nous émerveiller et de comprendre. Et ceci trouve sa raison dans le fait que c’est seulement lorsqu’il n’y a plus rien, plus la moindre idée sur ce qu’est le réel — même de façon partielle — que sa véritable nature nous redevient accessible. Car, s’il n’y a plus rien — plus d’idée, plus de croyance, plus rien sur quoi se reposer —, alors il ne reste tout naturellement plus que ce qui ne pourra jamais être retiré. Et cette chose n’est-elle pas notre simple expérience directe, inaliénable, immuable et présente ?

Bien sûr, cela ne consiste pas à devenir un être amorphe qui n’est plus capable de penser ou de formuler une compréhension. Ce qui disparaît, ce n’est pas la pensée en tant que telle, mais l’habitude de penser et la croyance, subtile et quasiment invisible, que nos idées sont des réalités premières. L’ignorance consciente ne détruit pas le mental, elle défait simplement sa prétention à régner sur le réel.

Sur le papier, cette ignorance est donc extrêmement simple. Mais cela n’échappera à personne : dans les faits, c’est la chose la plus difficile à atteindre — précisément parce qu’il n’y a rien à atteindre ! Il ne s’agit pas d’ajouter quelque chose, mais au contraire, d’en enlever. Et le fait est que nous sommes remplis de désirs, de conditionnements, d’attachements, de connaissances et d’a priori ; or, tous doivent disparaître.

Par ailleurs, je pense qu’il n’est pas vain de tenter de faire le rapprochement entre cette idée et les grands enseignements spirituels prodigués par tout un tas de traditions. Car, au fond, ceux-ci tentent simplement d’aider leurs pratiquants à se libérer de toutes les choses qu’ils ont accumulées. Toutes ces approches tentent simplement de nous dépouiller de tout ce que l’on croit vrai à propos de nous-mêmes et du réel, de manière à ce qu’il n’en reste plus que l’expérience même, pure et absolue.

En cela, la pratique méditative elle-même n’est qu’une méthode pour parvenir à cet état d’ignorance consciente. En méditant, nous apprenons simplement à faire le vide, à nous libérer de tout ce que nous accumulons, pour finalement faire l’expérience de ce qui se trouve à la source de toutes ces choses une fois que suffisamment de place a été faite. Méditer, c’est apprendre à rendre le corps et le mental plus transparents, et créer ainsi les conditions favorables pour qu’un basculement plus profond puisse s’opérer.

Il ne s’agit donc pas de devenir un être purement ignorant et sans attache, au sens littéral. Mais simplement de savoir générer en soi cet état. De savoir se reposer… de savoir s’asseoir en soi-même. De quitter, ne serait-ce qu’un temps, le tumulte de notre vie, afin de revenir à ce dans quoi elle prend place. Car l’agitation pour l’agitation ne peut conduire qu’à la nausée. Et c’est, je crois, dans le calme et la sérénité qu’un vrai élan de sens, qu’un véritable mouvement vital peut finalement venir nous y arracher pour nous permettre de nous mouvoir à nouveau en ce monde, mais cette fois-ci avec clarté et alignement avec ce que nous sommes réellement. Et le fait est que cela est très probablement plus difficile que ça ne l’a été à toute autre époque. Parce que c’est vrai… à quand remonte la dernière fois où l’on s’est allongé dans l’herbe fraîche pour le seul plaisir de ne rien faire ? Quand prend-on le temps d’apprécier une brise ou quelques rayons de soleil ? Quel âge avait-on lorsque, pour la dernière fois, nous sommes partis faire une promenade sans téléphone dans notre poche et sans écouteurs dans nos oreilles ? Ou que nous avons innocemment sauté de flaques d’eau en flaques d’eau lors d’un temps humide et grisonnant, simplement parce que nous trouvions cela amusant ? Quand profitons-nous d’un peu de notre temps libre pour accepter de nous ennuyer, plutôt que de nous confondre avec l’hyperstimulation, faussement gratuite, dont nous sature un monde qui va beaucoup trop vite et dont on ne pourrait pas suivre toutes les nouvelles tendances même si l’on ne vivait que pour cela ?

La vérité fait mal, mais je crois qu’il est plus que nécessaire de l’affronter : nous passons désormais notre vie à côté de nous-mêmes, et nous prenons ainsi le risque de mourir sans jamais nous être rencontrés. Nous sommes mus par nos automatismes, mais presque jamais par ce qui, en nous, demande simplement un peu de patience et d’attention pour pouvoir s’exprimer. Alors, une fois de plus, quand avons-nous pris le temps de simplement regarder en nous-mêmes ? Non pas en vue d’un quelconque objectif, mais simplement pour se rencontrer soi-même, et découvrir ce qui se cache, juste là, en dessous de cette cacophonie dont on se recouvre compulsivement.

En ce sens, cette idée d’« ignorance consciente » dont nous parlons ici n’est elle-même qu’un énième concept de plus, car, oui, il faut bien trouver une manière de formuler cet appel dans un langage compréhensible par les grands enfants que nous sommes devenus. Mais au fond, ce n’est pas juste une idée de plus à ajouter aux autres, c’est une invitation : celle de consentir, de temps en temps, à ne plus rien savoir sur soi, sur les autres, sur la vie, afin de laisser le réel se dire à nouveau par lui-même. Et cette simple présence à soi-même peut être si difficile à trouver que je crois effectivement que c’est là la plus haute forme de courage dont nous pouvons aujourd’hui faire preuve.

Acceptons de nous tenir nus devant ce que l’on est, sans histoire pour se protéger, car c’est seulement ainsi que nous pouvons, peut-être, découvrir que, juste là, quelque chose en nous pressent avec insistance ce que nous sommes et où nous devons aller. Ou, pour être encore plus juste : qu’il n’y a en fait qu’à demeurer dans ce sentiment d’être pour permettre à notre véritable trajectoire de commencer à se dessiner.

L’universalité relative

De ces quelques idées sur le courage et l’ignorance, il en découle tout naturellement une autre, probablement encore plus importante pour nos intellects : la relativité de la connaissance, la relativité de l’universalité. Le fait que, peu importe à quel point elle peut paraître élevée, prétendument sage ou spirituelle, au fond, toute connaissance est, au mieux, une demi-vérité, et, au pire, un mensonge. C’est-à-dire que peu importe à quel point une connaissance semble noble, vertueuse et absolue, elle n’en reste pas moins partielle, car elle est toujours donnée depuis un point de vue particulier. C’est là, il me semble, la vieille histoire du doigt qui pointe vers la lune. Toute connaissance honnête est une connaissance qui reconnaît ses propres limites, qui sait ne pas se confondre avec ce qu’elle tente de pointer ; qui a conscience que ce qu’elle dit n’est pas la lune, et que, si elle est prise comme telle, elle ne fera que constituer un énième dogme contre lequel s’insurger. En revanche, si elle est simplement considérée comme un doigt tendu vers l’astre, elle pourra effectivement contenir des éléments utiles pour aller soi-même le visiter, et, peut-être, s’y établir.

Nous vivons à une époque où il n’a jamais été aussi simple d’accéder à l’information. Tout est là, disponible, ouvert, exposé : les grandes traditions spirituelles, les systèmes philosophiques, la psychologie, l’ésotérisme, les découvertes scientifiques les plus pointues... En quelques clics, nous pouvons passer du Vedānta aux travaux sur la conscience, des enseignements du Bouddha à ceux de Plotin, des méditations métaphysiques aux forums de développement personnel, des mystiques chrétiens aux maîtres zen.

Il y a quelques siècles, la situation était tout autre. Pour entendre parler d’un certain type de vérité, il fallait naître à un certain endroit, dans une certaine famille, avoir accès à un certain maître et parler une langue spécifique. L’appartenance à une tradition était un fait quasiment inné, structurant, souvent indiscutable. On ne choisissait pas vraiment sa cosmologie, on naissait dedans, et elle nous faisait ainsi office de représentation stable durant toute notre vie.

Aujourd’hui, c’est l’inverse : ce qui était jadis cloisonné est devenu surabondant. Le sacré lui-même est en libre service. On peut désormais rapprocher le Christ des neurosciences, le Bouddhisme de la physique quantique, le Tao de la gnose, le soufisme de la phénoménologie, la Kabbale de la conscience. On nous parle de psychologie des profondeurs ou transpersonnelle, d’éveil spirituel, de non-dualité, de Dieu, de la psyché, d’épistémologie, d’ontologie ou de métaphysique, de noétique, de spiritualité, d’hermétisme... Il y a des gourous et des anti-gourous ; des personnes qui prônent l’usage des psychédéliques et d’autres qui semblent dire qu’il est préférable de ne pas y avoir recours. Parfois, les choses se recoupent et l’on y voit une même idée exprimée de différentes façons ; d’autres fois, ça dissonne, c’est confus, contradictoire. Tout peut désormais coexister, tout est accessible à qui veut bien s’y aventurer, tout se propose comme voie, comme clé, comme carte quand elle ne prétend pas tout bonnement détenir la vérité. Lorsque nous nous intéressons au fond des choses, nous faisons en effet rapidement le même constat : très vite, ce ne sont plus les choses elles-mêmes que nous rencontrons, mais les discours tenus à leur sujet. Nous nous demandons ce qu’est la conscience et l’on nous propose alors des modèles scientifiques ou pseudo-scientifiques, des théories informationnelles, des philosophies de l’esprit, des méditations guidées, des formations pour « s’éveiller ». Nous nous interrogeons sur la mort et voilà que d’innombrables récits surgissent : expériences de mort imminente, témoignages médiumniques, traditions karmiques, théologies en tout genre ou nihilismes tranquilles. Nous nous demandons ce qu’est l’éveil et nous croisons des maîtres qui jurent que tout est déjà là, des psychologues qui expliquent qu’il s’agit d’un état modifié de conscience, des milliers d’histoires racontant toutes une version légèrement différente de la même chose. Et, à force, nous finissons alors par vivre dans un monde de représentations, sans jamais parvenir à laisser le fond des choses nous toucher directement. Nous accumulons des conceptions sans vérifier, en nous, ce que tous ces mots désignent réellement. Nous parlons de réalisation de soi, mais nous continuons inlassablement de souffrir sans comprendre pourquoi. Nous parlons de Dieu, mais nous ne nous taisons jamais suffisamment longtemps pour, peut-être, lui laisser l’opportunité d’apparaître — ou de disparaître. Nous parlons d’Unité, mais nous ne nous risquons presque jamais à nous immerger dans le plus pur des silences jusqu’à ce que plus aucune dualité ne puisse tenir. Les uns nous parlent d’un univers fait de matière, régi par des lois objectives, où la conscience n’est qu’un accident tardif d’une évolution aveugle. D’autres nous disent que tout est conscience, que le monde n’est qu’une projection, un rêve voire une illusion, un jeu de formes émanant d’un Absolu innommable. D’autres encore articulent des modèles complexes avec des mondes visibles et invisibles, différents plans et dimensions de réalité, des énergies, des entités, des réincarnations, des archétypes, des inconscients personnels et collectifs, des champs morphiques, holographiques, des mondes épistémiques et ontiques...

Tout cela, pris séparément, est certes très stimulant et fascinant, et il y a là matière à faire mumuse avec nos intellects pour l’éternité. Mais pris ensemble, c’est carrément étouffant. Parce qu’au fond, cela nous permet très rarement d’aller plus loin. Nous vivons à partir de ce que nous avons vu, entendu, cru ; nous vivons en nous basant sur des modèles extérieurs, sans vraiment plonger dans notre propre singularité, dans notre propre façon de vivre et de rencontrer le mystère. Aussi noble que soit notre intention, bien souvent, tout ceci ne fait en réalité que nous éloigner de ce que l’on cherche réellement quand ça ne semble pas tout simplement incompréhensible, nous laissant alors avec un sentiment de vertige et de nausée qui ne fait que nous dissocier et nous dévitaliser. Parce que lorsque tous les discours prétendent parler de la même chose — c’est-à-dire du réel —, il devient de plus en plus difficile de faire confiance à l’un d’entre eux. Et ce qui se produit alors, c’est que nous ne parvenons plus à croire en quoi que ce soit. Nous nous retrouvons ainsi aux prises avec un monde extrêmement bruyant, mais qui demeure pourtant inlassablement silencieux lorsqu’il s’agit ensuite de l’interroger et de le confronter, en profondeur, pour rendre compte de ce que nous vivons réellement.

Bien évidemment, il n’est pas question de dire ici que « c’était mieux avant ». Car ce n’est pas le cas, et c’est en réalité une chance inestimable que de pouvoir bénéficier d’une telle richesse. Mais le fait est qu’il faut savoir l’utiliser à notre avantage, car sinon, cette multiplicité discordante peut très vite finir par nous perdre si elle ne va pas jusqu’à totalement nous aliéner.

En fait, une conséquence s’impose naturellement lorsque nous devons désormais faire face à cette bibliothèque infinie de savoirs : aucune de ces innombrables cartes ne peut plus prétendre à une quelconque universalité, ni même à être, à elle seule, suffisante pour aborder l’immensité du réel dans lequel nous baignons. Non pas parce qu’elles seraient fausses, mais parce que nous voyons désormais toutes les autres, et que l’homme d’une seule carte est mort en même temps que l’avènement de la modernité et, particulièrement, d’internet. Finalement, nous découvrons alors que ce que nous appelons « connaissance » n’est jamais qu’une manière locale de parler du mystère de l’existence, qui, lui, n’est à aucun endroit particulier et ne pourra jamais être véritablement saisi.

Et c’est, je crois, cela la grande bascule de notre temps : nous avons cessé de croire, peut-être même sans le savoir, qu’une vérité définitive existe et que notre vision du monde était la seule valable. À peine commençons-nous à chercher des réponses aux grandes questions existentielles que tout un chacun est un jour amené à se poser que nous tombons sur une multitude de systèmes, chacun annonçant avec plus ou moins de subtilité : « voilà ce qu’est le réel ».

Toutes ces traditions, tous ces systèmes, tous ces concepts apparaissent peut-être comme un certain angle, comme une forme particulière, comme un langage symbolique inventé pour tenter de dire quelque chose qui, lui, est peut-être effectivement universel et n’appartient en réalité à aucun langage. Pourtant, nous ne nous trouvons pas particulièrement plus avancés en ce qui concerne notre propre vie une fois que nous les avons largement arpentés. C’est-à-dire qu’au fond... posons-nous sincèrement la question : qu’est-ce que cela change réellement pour nous ? Qu’en est-il de notre propre rapport au monde, de notre propre façon de vivre nos vies ? Qu’en est-il de notre innocente joie de vivre ? Qu’en est-il de notre propre compréhension de cet étrange endroit que nous appelons « le réel » et dont nous faisons l’expérience ?

Voilà ce qu’est l’universalité relative : la multiplication des cartes, pour cartographier le seul et même éternel mystère. Et cette relativité, au lieu de nous faire sombrer dans une passivité froide qui conclut que tout se vaut ou que rien n’est vrai, devrait plutôt nous pousser à une honnêteté encore plus radicale : il n’existe plus — et il n’existera probablement plus jamais — de tradition ou de vérité universelle que nous pourrions revêtir aussi simplement que l’on enfile un vêtement. Non, à la place, nous sommes aujourd’hui condamnés à autre chose... à pratiquer un sport de très haut niveau en cela qu’il exige un effort de discernement permanent, une attention constante, et qui est donc bien plus difficile à mener, mais pourtant bien plus sain que notre habituelle tendance à ingurgiter des théories préétablies qui nous dédouanent de la nécessité de ressentir par nous-mêmes. Et ce sport, cette pratique, cette attention, cette responsabilité qui est aujourd’hui attendue de nous n’est autre que la capacité à devenir soi-même sa propre Tradition. À devenir soi-même son propre et ineffable repère, sa propre vérité dépourvue de dogme et en perpétuelle évolution. À devenir soi-même son propre centre de gravité, qui ne désespère pas du sens, qui n’attend pas davantage son retour, mais qui s’évertue à le faire naître, grandir, mourir, puis renaître à nouveau, encore et encore... dans un élan de joie qui ne se lasse jamais de dire oui à la vie et qui incarne ainsi une vitalité d’autant plus inaliénable, innocente et heureuse que tout ce que notre monde extérieur ne pourra jamais nous offrir. Pour finalement parvenir à créer cette forme de sens qui nous est propre, à lui donner des contours, à lui donner concrètement vie en ce monde tout en la réinventant sans cesse. Et ainsi rendre au monde ce qu’il nous a lui-même offert : des cartes, des élans de vie qui, ultimement, n’avaient pas vocation à nous inciter à les suivre, mais simplement à stimuler notre propre force vitale pour que l’on puisse, à notre tour, offrir aux autres un peu de nous-mêmes ; un peu de cette souveraine et indicible liberté, de ce sens, de cette grandeur d’être que l’on a fini par trouver en nous.

L’humain de demain est un artiste, innocent, joyeux, joueur et amoureux — voilà tout ce que j’aimerais en dire.

Devenir sa propre Tradition

On aime souvent accuser l’individualisme de tous les maux de la modernité. Il serait la cause de notre isolement, de notre narcissisme, de nos aversions, de notre incapacité à vivre ensemble, de notre perte de sens. Et peut-être n’est-ce en effet pas entièrement faux. Mais il est un constat que nous devons accepter avec encore plus de lucidité : l’individualisme est là, et il ne repartira pas.

En fait, l’individualisme est simplement la conséquence d’un monde humain qui s’interconnecte, se globalise et s’organise à grande échelle afin de rendre la vie plus facile et libérer ainsi ses individus des lourdes tâches liées à la survie. Ce qui laisse notamment à chacun plus d’espace, de temps et de ressources pour pouvoir se concentrer sur lui-même. Donc, au fond, ce n’est pas un mal, c’est une bénédiction. À condition, comme pour toute chose, d’en faire usage intelligemment et pas seulement pour servir nos propres petits intérêts égotiques.

La mondialisation, internet, la circulation des idées, les migrations, les traductions ; les sciences et la technique d’un côté, les innombrables spiritualités de l’autre... nous venons de l’exposer, tout cela a, de fait, annihilé la possibilité de voir une idéologie particulière régner sur notre monde. Et chaque révolution vient toujours avec une bonne et une mauvaise nouvelle. Alors je crois que nous devons simplement bien comprendre les enjeux de la mauvaise, tout en nous armant des avantages que permet la bonne.

La mauvaise, c’est donc que chacun vit désormais dans sa propre petite bulle algorithmique et perceptive. Le monde n’a jamais été aussi interconnecté, nous avons tous accès aux mêmes informations, et pourtant, nous sommes paradoxalement de plus en plus isolés. Car nous sommes désormais façonnés par des représentations très diverses, au point où il devient même de plus en plus difficile de se mettre d’accord, alors qu’au fond... nous sentons bien que nous ne sommes pas si différents. En réalité, tous ces grands changements ont simplement conduit la collectivité à perdre son hégémonie sur la connaissance, et elle revient donc aux individus eux-mêmes désormais — la connaissance s’est individualisée. Et ce libre-échange de l’information, cette pluralité de points de vue, cette individualisation du savoir viennent nécessairement avec un coût, avec une angoisse, pourrait-on même dire : sans tradition, sans système de pensée dominant, nous nous retrouvons bien souvent à dériver dans un monde qui ne nous offre plus aucun point d’appui, plus aucune certitude, plus aucun sens préétabli sur lequel nous pouvons confortablement nous reposer. Ce qui, il me semble, est l’une des causes majeures de la perte de sens que nous vivons actuellement. Tout peut en effet très vite sembler relatif, ou, pire encore, absurde et stérile. Car tout se confond ou se contredit. La diversité d’opinions est devenue telle que plus aucune d’entre elles n’est en mesure de nous fournir un modèle à penser stable, tout simplement parce que nous sommes immédiatement confrontés à leurs antithèses — sans même avoir eu le temps de digérer la thèse. Ou pour le dire plus simplement, nous ne savons plus sur quel pied danser. Tout se délite, plus rien n’est tenu par rien, plus rien ne semble dire vrai. Tout va trop vite et tout est extrêmement bruyant ; alors, naturellement, même nos plus grandes idées se retrouvent vidées de leur substance, de leur hauteur, de leur pertinence, de leur intelligence. Et, quand nous parvenons à ne pas en faire de nouvelles idoles, elles ne deviennent bien souvent qu’un doute de plus à additionner aux autres.

Mais la bonne nouvelle, c’est que le gain est immense ! Car nous avons aussi là l’opportunité de devenir de véritables esprits libres, dictés par aucune perspective prédéfinie, tout en pouvant, dans le même temps, disposer librement de chacune d’entre elles. Nous sommes désormais libres du rapport que l’on entretient avec la connaissance, libres idéologiquement, libres artistiquement, libres d’interpréter et de s’enrichir intellectuellement comme bon nous semble. Bien sûr, en principe, nous l’avons toujours été. Mais cela a désormais pris une ampleur absolument inégalée dans toute l’histoire de l’humanité. Car pour peu que nous vivions dans un pays démocratique, nous ne risquons plus d’être crucifiés pour ce que l’on pense. Même un platiste peut prendre la parole et trouver des gens qui pensent comme lui. En fait, nous sommes aujourd’hui pleinement responsables de notre rapport au monde, à nous-mêmes et à l’univers tout entier. Et c’est précisément ce fait qui rend notre rapport au sens si conflictuel. Parfois, cette liberté est source d’une grande joie, d’une profondeur et d’une beauté infinies ; et, à d’autres moments, elle n’est que purement terrifiante et vertigineuse. Tout simplement parce que nous sommes devenus pleinement responsables.

Kafka disait : « Tu es libre, et c’est pourquoi tu es perdu. » Et je pense sincèrement qu’il avait raison. Parce que la plus belle chose qui soit, et en même temps la plus difficile, n’est-elle pas justement celle qui consiste à être pleinement libres, et pleinement responsables de cette liberté ? Responsables de ce que l’on fait de soi, responsables de ce que l’on fait du sens, responsables de ce que l’on fait de la vérité.

Voilà, je crois, l’opportunité qui nous est aujourd’hui offerte : nous sommes libres d’utiliser toutes les cartes à notre disposition, soit comme des systèmes dans lesquels s’enfermer, soit comme de simples outils qui ne peuvent cependant pas se substituer à notre propre expérience. En d’autres termes, puisqu’aucune forme de vérité extérieure ne peut plus être pleinement satisfaisante ou absolutisée, nous devons trouver la nôtre. Non pas au sens d’une fantaisie arbitraire où chacun bricolerait un petit système à son image pour se rassurer — ce que l’on fait déjà très bien en réalité —, mais dans un autre sens, beaucoup plus profond et exigeant : devenir soi-même sa propre Tradition intérieure. Et ce, en cessant de vivre uniquement à partir des histoires des autres, des systèmes des autres, des métaphysiques des autres, pour découvrir, depuis l’intérieur, quel rapport au monde et au mystère de l’existence est réellement vivant pour nous et nous rend plus joyeux, joueurs, amoureux et libres, indépendants et souverains dans notre propre royaume de sens. Il ne s’agit donc pas là de ne plus croire en rien, de se débarrasser de tous nos concepts, de nos croyances, de nos symboles et de nos cartes pour tenter de vivre dépourvus de tout, sans langage, sans culture, sans médiation. Non, cela ne serait qu’une illusion, qu’une croyance de plus. Nous sommes des êtres de langage, de récit, de forme. Nous pensons, sentons et imaginons à travers des images et des idées — nous sommes des êtres de raison. Et celle-ci ne doit en aucun cas être exclue. Il n’y a donc rien à jeter... ni les traditions, ni les sciences, ni les systèmes philosophiques, mais simplement à les remettre à leur juste place : ce ne sont que des cartes, des indicateurs, des murmures d’un monde infiniment plus vaste que tout ce qu’elles peuvent en dire. Les traditions spirituelles sont des cartes symboliques du réel. Les modèles scientifiques sont des cartes fonctionnelles du réel. Les philosophies sont des cartes conceptuelles du réel. Alors, ultimement, nous sommes les seuls à être capables d’assembler ou de dessiner la nôtre. Sans jamais oublier qu’une carte n’est qu’une carte, qu’elle n’est ni vraie ni fausse au sens absolu, mais simplement plus ou moins adéquate pour une certaine utilisation, dans un certain contexte et pour un certain type d’individu. Parce que la confusion commence justement lorsque nous oublions que ce ne sont que des cartes, et que nous nous mettons alors à les prendre pour le territoire lui-même. Nous nous retrouvons dévitalisés lorsque nous confondons symboles et réalité, lorsque nous croyons que les mots, les images, les concepts sont ce qu’ils désignent. Voilà ce que l’on appelle le dogmatisme : la rigidification d’un langage, d’une forme, d’une carte, qui s’impose alors comme la seule manière valide de dire le monde. A contrario, le symbolisme, quant à lui, est, dans ce qu’il a de plus noble et vivant, l’inverse même du dogmatisme : une manière de parler du réel qui se sait — et ne manque pas de le rappeler — n’être qu’une imperfection, une imprécision, un échec nécessaire, une simple invitation à aller vérifier par soi-même. Les symboles savent n’être que des ponts vers cette autre rive qui demeurera éternellement insaisissable ; les dogmes, quant à eux, oublient le fleuve, le pont, et se prennent pour le rivage d’en face. Il faut en effet bien comprendre que ce n’est pas parce que l’on cite le Bouddha, Jésus, la physique quantique ou la dernière étude scientifique en vogue que l’on échappe au dogmatisme. On peut être dogmatique avec des mantras, des sutras, des équations, des concepts, des énergies, des théologies ou des graphiques sophistiqués. En fait, on peut être dogmatique avec absolument tout. Or, si l’on repart de ce que nous avons vu avec l’ignorance consciente — c’est-à-dire l’acceptation radicale de ne rien savoir —, il devient impossible de continuer à se soumettre aveuglément à une carte. L’ignorance consciente rend le dogmatisme tout simplement invivable. Ou, encore autrement dit, l’attitude non-dogmatique n’est justement pas une posture ou une vérité que l’on adopte. Elle est une sensibilité, un lieu intérieur que l’on se met à habiter. Et celui-ci exige une attention et une vigilance constantes. Une véritable aptitude à penser consciemment, c’est-à-dire à exercer notre intellect sans jamais nous identifier à ce qu’il produit ou manipule. Et c’est ici que notre époque, avec ses innombrables cartes et sa multiplicité cacophonique de points de vue complémentaires ou dissonants, joue en notre faveur. Car elle nous force à reconnaître qu’aucune carte ne peut prétendre à l’universalité, mais plus important encore : que la seule chose véritablement universelle est le fait même qu’il y ait un territoire dont nous nous efforçons de rendre compte — un mystère absolument premier qui échappe à toutes nos représentations, mais qui nous revient pourtant de droit, tout simplement parce que nous y vivons. Alors si nous souhaitons véritablement parvenir à l’expérimenter au plus proche de ce qu’il est vraiment, il nous faut nécessairement être capable de faire preuve de cette honnêteté radicale ; de cette ignorance consciente qui nous permet ainsi de découvrir — et de redécouvrir — les immensités d’un monde qui ne se laissent jamais saisir. En d’autres mots, si la vérité est véritablement ineffable, il faut se faire soi-même ineffable, indéfinissable, libre de toutes les cartes, pour finalement pouvoir toutes les contenir, exactement comme le réel lui-même semble vouloir le faire. Car, paradoxalement, c’est justement en ne saisissant rien, et en ne se laissant saisir par rien, que l’on peut finalement... saisir. Non pas au sens intellectuel, mais dans un sens infiniment plus profond et inimaginable, qui dépasse tout ce que l’on ne pourra jamais concevoir.

Ce qui pose problème aujourd’hui, ce n’est pas l’utilisation de ces cartes, mais l’oubli de ce qu’elles sont censées servir, façonner, sculpter, dessiner. Ce qui change ici, ce n’est pas le fait de devoir s’en servir pour pouvoir se représenter le réel, mais de savoir habiter ce lieu depuis lequel elles sont élaborées, et auquel elles devront inévitablement retourner — c’est-à-dire notre propre intériorité, notre propre subjectivité, notre propre discernement, notre propre vécu. Le véritable problème n’est pas la carte. Le véritable problème, c’est que nous passons notre temps à en façonner sans jamais nous inclure à l’intérieur, comme si nous étions des choses indépendantes et extérieures à elles ; comme si nous étions en dehors de la réalité et que nous devions seulement nous contenter de l’étudier sans jamais en faire partie. En un mot : le véritable problème, c’est que nous avons oublié d’intégrer le cartographe à nos cartes. Et pour cause, il est impossible de l’intégrer efficacement, car, dès lors, nous devenons nous aussi de simples objets à étudier. Nous nous retrouvons objectivés, déshumanisés, désujetisés, vidés de notre réalité substantielle et sensible. Et, bien évidemment, nous ne sommes pas des objets, nous sommes des réalités vivantes, des flux, des processus dynamiques bien plus que d’énièmes choses à comprendre et à encapsuler dans une définition. Alors, encore une fois, ce qui change lorsque l’on adopte une telle perception, ce n’est pas la nécessité de devoir se représenter le réel au moyen d’une ou plusieurs cartes, mais simplement de savoir se remettre au centre. Car si par les siècles passés la carte ou la tradition nous était donnée d’avance — de l’extérieur vers l’intérieur —, aujourd’hui comme demain, elle ne peut plus qu’émerger de nous — de l’intérieur vers l’extérieur.

Devenir sa propre carte, sa propre Tradition, sa propre vérité, ce n’est pas s’inventer une cosmologie confortable pour flatter son ego ou pour se protéger de l’angoisse. Non, c’est adopter une attitude beaucoup plus sérieuse, et pourtant pas moins joueuse et légère : assumer que nous sommes seuls responsables de la manière dont nous allons habiter le mystère. Cela ne signifie pas non plus que tout devient purement relatif et que nous devrions vivre tous idéologiquement isolés les uns des autres, pris dans les œillères de notre propre vérité, de notre propre système, de notre propre sensibilité, car la relativité de la connaissance dont nous parlons ici ne cherche pas à dire qu’il n’y a rien d’universel, mais simplement que ce qui est universel ne peut plus être un contenu, une doctrine ou un ensemble de propositions. Vivre sainement ignorant, c’est reconnaître que l’universel n’est pas quelque chose que l’on puisse connaître ou posséder comme idée, mais que nous pouvons — que nous devons — simplement vivre, expérimenter et partager librement. Et alors, c’est peut-être seulement à ce moment-là qu’il redevient finalement possible de se rencontrer soi-même et de partager avec autrui, sans jugement, sans aversion, sans chercher à vouloir imposer un système de croyance.

L’universalité est un mouvement, un flux, un geste insaisissable, mais qui, lorsque l’on parvient à l’habiter, nous ramène à nous-mêmes et nous apprend à aimer, nous déconditionne, nous émerveille et nous offre ainsi une façon tout à fait singulière d’habiter le monde, de créer et de nous connecter avec les autres.

Oui, la vie est Une et indivisible, mais elle prend aussi une infinité de visages et de façons de se raconter, et c’est là la chose la plus magnifique qui soit. Pour certains, ce qui sera porteur de sens sera le langage de Dieu, du Christ, des anges ou de la Vacuité, de la non-dualité, de l’Être ; pour d’autres, ce sera celui de la Nature, de la Vie, de la poésie, de l’Art ; et pour d’autres encore, ce sera le paradigme du chercheur, du philosophe, de l’enquête et de la science qui primera. Et pourquoi pas même tout cela en même temps ? Les mots changent, les symboles se succèdent, les mythes varient, les cosmologies se contredisent parfois... mais derrière ces divergences d’apparence, la même éternelle intention se manifeste : comprendre, ressentir, vivre un mystère qui nous dépasse et, ce faisant, se découvrir plus intime à lui que jamais.

Si nous nous considérions simplement comme faisant tous partie d’un même équipage, nous n’aurions plus grand-chose à prouver ou à imposer aux autres. Nous serions simplement de grands enfants qui s’amuseraient à dire : « Hé, regardez ce que j’ai trouvé ! » Voilà, peut-être, la seule forme d’universalité qui nous reste : celle du processus, de l’indicible intention de fond partagée, et non plus celle des formes qui se battent aveuglément dans l’arène du devenir pour prouver leur supériorité. N’est-ce pas là ce qu’exige de nous ce nouveau monde empreint d’une complexité dont nous ne pourrons jamais parcourir toute l’étendue ? Ne sommes-nous pas forcés de reconnaître, face à toutes ces formes, que la seule chose qui demeure inlassablement vraie est ce fond commun sur lequel elles prennent place ?

Bien sûr, nous devons lire, regarder des vidéos, écouter des podcasts, mais ne plus prendre le discours de l’autre comme un substitut à notre propre expérience ; comme un prétexte pour ne pas avoir à aller vérifier par soi-même. Nous devons apprendre à discerner ce qui, dans toutes ces cartes, résonne réellement. Non pas au niveau de l’adhésion intellectuelle : « ça a l’air cohérent, j’y crois ». Mais au niveau d’une reconnaissance plus intime : « quelque chose en moi se sent vu, appelé, réveillé ». Car dans une bibliothèque infinie, dans un monde où toute connaissance est accessible et prête à être ingurgitée, l’intuition, le regain de vitalité et la beauté redeviennent les seuls critères véritablement objectifs. La question n’est en effet plus de savoir ce qui est vrai, mais simplement de prendre le temps de se demander si cela nous rapproche de nous-mêmes et nous rend plus vivants. Ce qui est vrai désormais, c’est ce qui nous parle, ce qui nous nourrit, ce qui nous appelle, ce qui nous rend plus heureux. Voilà ce que signifie devenir sa propre Tradition intérieure : ne pas prendre les idées pour des faits immuables, mais écouter les indicibles soupçons de sens qu’elles savent — ou non — éveiller en nous. Et laisser ainsi notre propre voix naître au monde. Notre propre manière singulière de dire le réel, de nommer, de symboliser, de philosopher, de raconter ce que nous avons vécu. Devenir sa propre Tradition, c’est utiliser les mots qui, pour nous, ont du poids ; les mythes qui, pour nous, sont vivants et racontent quelque chose d’actuel ; les images qui, pour nous, ouvrent des portes. Et surtout, c’est accepter que cette Tradition personnelle soit une révolution permanente, qu’elle ne puisse jamais être figée, qu’elle soit inlassablement remise en question, contredite et transmutée sans cesse. Car la vérité est et sera toujours insaisissable, elle n’aura de cesse de se réinventer à chaque instant. Elle se transforme, se raffine, se purifie. Ce que nous croyons vrai aujourd’hui pourra ne plus parler demain. Ce qui nous sert un temps pourra finir par devenir trop étroit. Et il nous faudra alors avoir le courage d’abandonner nos plus nobles idées, nos croyances et nos identifications ; de nous abandonner nous-mêmes, encore et encore, pour renaître autrement, encore et encore. Car si l’on s’accroche éperdument à des représentations qui ne cherchent qu’à se réinventer pour pouvoir se remettre à parler plus justement, nous souffrirons, encore et encore.

Toutes ces choses ne sont que des habits que l’on porte un temps, mais que l’on ne doit jamais oublier de laver, de changer, et parfois même de jeter, car nous sommes nés sans, et... oui, nous mourrons sans également. Alors, avant même de nous draper de toutes ces choses, s’il y en a bien une seule à laquelle nous devrions véritablement nous remettre, c’est cette nudité, ce sentiment d’être, cette intériorité qui ne possède rien et ne fait qu’emprunter, cette ignorance consciente qui est la véritable source de toute connaissance, cette innocence qui précède toutes ces belles idées dont on aime tant se recouvrir.

Devenir sa propre Tradition, c’est n’en accepter aucune, tout en n’en dénigrant aucune. C’est honorer celles qui nous parlent tout en sachant qu’elles sont, elles aussi, de simples indications provisoires.

Dire « je sais que je ne sais rien », ce n’est pas adopter une posture intellectuelle élégante ; c’est faire un effort absolument surhumain, et ouvrir ainsi en soi un espace où la réalité peut enfin se rencontrer, se reconnaître et se délecter de sa propre infinité. Et dire ceci une fois ne suffit pas, le dire tout court ne suffit pas. Parce que si nous n’y portons pas une attention constante, un effort conscient à chaque instant, aussi noble que soit cette phrase, elle finira elle aussi par être prise pour une vérité à posséder. Et nous nous retrouverons alors à nouveau recouverts de savoirs, de certitudes et de systèmes qui ne serviront qu’à nous alourdir. Il nous faut donc plutôt parvenir à nous engager et prêter serment avec nous-mêmes, à chaque instant. Non pas envers une doctrine, mais envers notre propre intimité. Car c’est dans ce geste que naît vraiment notre Tradition personnelle : lorsque, plutôt que de continuer à nous gaver de savoirs, nous acceptons de nous asseoir en nous-mêmes, de regarder ce qui s’y passe, de constater notre confusion, nos peurs, nos doutes, nos appréhensions, nos chutes, nos élans, nos élévations, notre foi, nos joies, pour commencer à en faire matière à sagesse. C’est seulement dans cet acte de courage que tout se met à changer pour le mieux. Parce que le critère de référence n’est plus le vrai, mais celui qui nous pousse à nous demander si ce que nous vivons et comprenons nous rapproche de nous-mêmes ; nous aide à être plus présents à ce que l’on est réellement plutôt que de ne faire que nous fournir un nouveau récit brillant pour nous en éloigner. Progressivement, nous cessons alors de consommer la connaissance comme l’on consomme des produits, pour entrer véritablement en dialogue avec ce qui nous traverse. Nous n’acceptons plus un concept parce qu’il est sophistiqué, reconnu, validé ; nous l’acceptons parce qu’il trouve un écho dans notre propre expérience et nous rend plus lucides, vivants et responsables. Nous n’acceptons plus un mythe parce qu’il est ancien ou prestigieux, mais parce qu’il nous aide à faire face à la vérité de notre propre existence. Nous n’acceptons plus une pratique parce qu’on nous a dit qu’elle mène à l’éveil, mais parce que nous constatons, concrètement, qu’elle nous rend plus honnêtes avec nous-mêmes, plus ouverts, plus capables de rester tranquilles dans le feu de notre expérience.

Une révolution silencieuse

Sous des apparences de chaos, ce qui se joue aujourd’hui est en réalité peut-être une révolution d’une ampleur inédite : le passage d’un monde où la vérité était une affaire d’institution, de dogme et de croyances à celui où elle n’est plus qu’une sensibilité personnelle et individuelle, souveraine et affranchie de toute règle préétablie pour pouvoir être rencontrée.

Ce n’est pas une révolution spectaculaire avec des slogans, des drapeaux et des livres sacrés. C’est une révolution intime et silencieuse, presque invisible, qui se produit à chaque fois qu’un individu devient l’empereur de son propre royaume. À chaque fois qu’une personne trouve le courage de reconnaître qu’elle ne sait rien, cesse de se cacher derrière des idées et fait preuve d’honnêteté en se confrontant à sa propre souffrance. À chaque fois qu’un être plonge son regard dans son propre abîme sans se laisser la possibilité de fuir, quelque chose d’absolument neuf se produit dans le monde. Car ce ne sont plus ses idées qui parlent pour lui, mais une singularité nouvelle qui éclot, ici, maintenant, dans son corps, son histoire, en tant que sa sensibilité, et qui lui permet alors de redevenir l’artisan de sa propre vie. Il commence ainsi à s’affranchir de ses névroses, de ses doutes, de sa peur du regard de l’autre. Il se met à embrasser ce qu’il est — parce qu’il se découvre vraiment — et n’a plus peur de se manifester au monde, de lui montrer ce qu’il rate s’il l’ignore. En un mot : il devient un artiste, au sens le plus total du terme. Et c’est là, je crois, ce qui est désormais attendu de nous : devenir des créateurs, libres, spirituellement insolvables, non rigidifiés par des normes, et donner ainsi naissance à un monde empreint de vitalité, de spontanéité, de joie, de jeu, de partage et d’amour.

Parce qu’au fond, l’artiste ne prêche rien. Il n’a aucune idéologie à défendre, il se joue des formes. Il peint, danse, chante, écrit, compose, invente, explore, comprend... librement. Il est tel un enfant qui s’amuse gaiement dans un immense bac à sable dont il sait déjà tout, mais qu’il n’a pourtant jamais pris le temps d’étudier. Il démontre sans cesse son innocence, son ignorance consciente, son courage et son honnêteté ainsi que son lien intime avec ce qui, en lui, pressent déjà ce qu’il est et où il doit aller. L’artiste est tel un enfant qui est incapable de mentir sans que cela se voit — il n’y arrive tout simplement pas. Il est nu au milieu de la foule en faisant de grands gestes bizarres que personne n’est en mesure de lui reprocher.

Alors, oui, peut-être que si suffisamment d’êtres humains parviennent à demeurer de grands enfants, à réussir à se tenir à cet endroit si particulier sans douter, sans culpabiliser de ce qu’ils sont, sans histoire empruntée pour se protéger de ce que l’on pourra dire d’eux, une humanité plus vraie, qui embrasse de chacun de ses pores le grand mystère qu’elle porte pourra commencer à exister sans être tue ou marginalisée. Une humanité qui, enfin, acceptera de regarder l’étendue de ses vices et de ses vertus, sans s’en sentir trop fière ou coupable, mais simplement en se confrontant elle-même tout en se jouant de ce qu’elle est ; avec sérieux, bien sûr, mais aussi avec légèreté, émerveillement, paix et gratitude envers cette réalité qu’elle vit, qu’elle est, et dont elle a l’immense chance de pouvoir jouir.