Le Bruit du Silence
En un véritable huis-clos psychologique, dense et profondément introspectif, ce texte met en scène les contradictions d’un narrateur prisonnier de lui-même. Les éléments de décor y sont avant tout symboliques, et le rythme, haletant et parfois sinueux, ne sert qu’à donner corps à ce besoin urgent de trouver du sens qui anime le récit du début à la fin — même si, au fond, il s’agit justement bien moins d’un récit que de l’exploration d’une psyché confuse et en quête d’elle-même.
Je vous invite donc simplement à vous laisser porter, à le laisser résonner en vous, à vous y perdre, à pénétrer dans ce lieu sans lumière et à y chercher, non pas la sortie, mais peut-être simplement une nouvelle manière de voir… dans le noir.
Bonne traversée.
I
Je me sentais un peu maussade en ouvrant les yeux. Les siens étaient encore clos, mais elle me faisait face comme s’ils étaient ouverts. La fatigue me cognait les tempes, l’envie d’un café pesait lourdement sur mon esprit et je n’avais pas la moindre envie de cette suite d’étreintes à laquelle je me sentais obligé de m’adonner chaque matin. Alors je suis rapidement sorti du lit, en veillant à ne faire aucun bruit… aucun geste qui aurait pu la réveiller.
Une dizaine de minutes plus tard, lorsque je suis repassé par la chambre avec ma tasse de café en main pour accéder à l’atelier adjacent, j’ai remarqué que la pièce était imprégnée de ce même air vitreux qu’elle arborait lorsqu’elle se retrouvait lassée de mon absence — elle était éveillée.
Le drap la recouvrait à peine ; elle était étendue là, physiquement nue, mais psychiquement vêtue de tristes songes, perceptibles à travers ce regard qu’elle répandait dans la pièce. Je la savais désirer ma présence dans ce lit, mais je ne pensais qu’à rejoindre mon atelier pour y demeurer absent.
Je dois bien avouer que, depuis qu’elle avait emménagé ici, je ne faisais que jongler — pas très habilement — entre notre vie commune et cette autre pièce où s’épanouissait ce silence obsédant. Et, ce matin-là, à peine avais-je émergé que son appel s’était fait sentir, m’agitant comme un besoin pressant non assouvi. Rebuté par cette émotion qui flottait dans la chambre lorsque j’y suis repassé, j’ai traversé discrètement la pièce — elle ne s’était pas aperçue que je l’avais vue éveillée — pour me réfugier dans cet atelier, non sans culpabilité. Puis, après avoir délicatement refermé la porte derrière moi, posé la tasse sur le bureau et m’y être installé, j’ai fermé les yeux pour tenter de joindre mon âme à ce silence. Mais de longues minutes se sont écoulées sans que je parvienne à le trouver. Il y faisait froid, et l’indicible chaleur silencieuse ne daignait guère se manifester pour me réchauffer. Il ne régnait là que le timide bruit de ma culpabilité. Un bruit qui s’est cependant mis à gagner en intensité à mesure que le temps s’écoulait. Je ne pouvais m’empêcher de sentir sa présence, juste là, de l’autre côté de cette cloison, dans cette grande chambre chauffée et meublée de ce simple lit, attendant que mon obsession se jette à nouveau sur elle, tandis que je restais ici, dans cette pièce froide et étriquée, avec l’absurde espoir de finir par sentir la présence du démon qui s’y terrait. Je pouvais presque percevoir le sien, insatisfait, traverser ce mur qui nous séparait, sentant son regard venir se fixer derrière mon épaule et m’assujettir. Dans de pareilles conditions, il m’était impossible de faire advenir le mien !
Ce démon — mon démon —, lorsqu’il se manifestait, me laissait en proie à un silence total, à l’abandon de ce que je considérais être les « petites choses de mon existence ». Il était le prix à payer pour recouvrir ces toiles, comme autrefois, avec une telle avidité que l’endroit s’en trouvait saturé de tableaux. Et ce n’était bien sûr pas la première fois que je me trouvais coincé ici sans pour autant parvenir à le laisser me posséder. Las, j’ai cette fois-ci fini par y renoncer.
J’aurais alors pu profiter de cette absence de l’absence pour aller la rejoindre, mais je n’ai pas bougé. C’était pourtant à moi que revenait cette responsabilité, car elle ne pénétrait jamais dans cet atelier lorsque je m’y trouvais. Elle avait appris, implicitement, qu’il ne fallait en aucun cas briser ce soi-disant silence qui y régnait. Si j’y étais parvenu… si seulement j’avais pu, à ce moment-là, trouver la force de sortir de cette maudite pièce, peut-être… peut-être aurais-je pu la rassurer ; peut-être aurais-je pu faire taire son intenable compagnon démoniaque qui m’empêchait d’accéder au mien. Je sais que j’y serais parvenu. Je n’avais qu’à me lever et aller lui parler, mais… je suis resté immobile. Mon attention se concentrait désormais sur la seule présence de son démon, qui s’était mis à tournoyer sous le haut plafond. Je commençais en fait à peine à entrevoir le contenu du débat qui faisait rage entre celui-ci et l’absence du mien, et j’étais trop angoissé à l’idée d’avoir à vraiment le mener si je regagnais la chambre. Le regard fixe, je contemplais ces limbes suspendus et encore trop flous, dressés dans ce vide imaginaire qui grandissait entre nous deux.
Puis, soudain, j’ai été arraché à cette douloureuse méditation. Ce qui m’a semblé être un véritable vacarme a retenti dans l’autre pièce. En me concentrant uniquement sur le son qui passait à travers la cloison, j’ai compris qu’elle était en train de rassembler ses affaires. Cela aurait pu être le déclencheur qui m’aurait enfin permis de me mettre en mouvement pour la rejoindre et tenter de la convaincre de rester, mais cette paralysie dans laquelle j’étais enlisé s’est simplement renforcée sous l’angoisse et la culpabilisante délivrance que me faisait ressentir l’idée de son départ.
Je ne pouvais sortir de cet atelier, tout comme je ne pouvais y rester. Mais puisque l’indécision finit toujours par laisser le choix se faire de lui-même, je suis resté là, spectateur hébété et léthargique, attentif à la moindre scène de ce grand spectacle sonore orchestré par son départ.
J’ai su qu’elle ne reviendrait pas lorsque le grand dénouement… l’apogée de cette cacophonie a été violemment incarné par la porte d’entrée — qui, en vérité, se révélait plutôt être une porte de sortie. Elle s’était refermée d’un son lourd, affirmé mais sobre, qui a traversé les couloirs, les escaliers et les nombreuses pièces de la maison pour finalement venir se fracasser sur cette cathédrale de solitude que je n’osais quitter. J’en ai sursauté, puis j’ai aussitôt été frappé par le silence qui a succédé à ce fracas. Plus une âme qui vive, plus aucun bruit ne parcourait cette demeure qui baignait à nouveau dans un calme intemporel — j’étais soulagé. Pas vraiment étonné et d’autant plus coupable de l’être, mais tout de même… soulagé. Naturellement, le démon qui l’accompagnait s’en était également allé, et j’ai donc enfin pu commencer à réentendre le mien.
C’est en regardant le chevalet qui trônait au coin de la pièce qu’il a réellement commencé à se faire sentir. Plus je le fixais, plus il me gagnait. Ce chevalet semblait prendre vie, une aura mystérieuse et quasiment messianique s’en dégageait.
D’abord terrifié, j’en ai détourné le regard pour plonger celui-ci dans le noir de mes deux mains, avec lesquelles je me suis mis à tenir désespérément ma tête. Puis, après quelques instants passés dans cette obscurité, je m’en suis impulsivement dégagé pour ouvrir l’un des tiroirs du bureau et en tirer un carnet dans lequel j’ai nerveusement écrit ceci :
Pendant tout ce temps, je n’ai fait que rechercher ce silence dans lequel prend place la concentration, et elle n’a fait que l’empêcher d’advenir en me martelant de ses insupportables exigences.
Sa bruyante présence et ma silencieuse absence s’insupportaient au plus haut point et, à chaque fois que j’accordais mon exclusive attention à l’une, j’étais aussitôt rappelé à l’autre dans une douloureuse mécanique qui ne servait que la stagnation. C’était un pur écartèlement psychique qui ne permettait ni de satisfaire les besoins de notre vie commune, ni ceux de ce démon mangeur de souffrance.
À la surface, elle m’a permis de le terrer ; grâce à elle, j’ai pu oublier ma souffrance. Mais… au fond, ce monstre œuvrait, discrètement mais avec une force incommensurable, pour me la faire oublier, elle ! Afin que je puisse retourner la dépeindre.
J’étais condamné à cet impossible compromis, condamné à devoir choisir, mais surtout, condamné à souffrir de ce choix — et c’est précisément pourquoi je n’en faisais aucun !
En refermant le carnet, j’ai relevé la tête pour de nouveau observer le chevalet, et j’ai alors pu y sentir la pleine présence du démon.
Mes pensées se faisaient de plus en plus vives, claires, fulgurantes et honnêtes, douloureuses, mais colorées. J’ai été agréablement surpris — mais je me sentais néanmoins toujours coupable — par ce regain de vitalité. Je pouvais, à nouveau… souffrir, pleinement et librement, sans être entravé d’une quelconque présence. Je n’avais maintenant plus qu’à me laisser consumer par l’expression de cette souffrance, par ce démon qui s’en nourrissait avidement.
En observant la tasse à demi remplie de café, je me suis même rappelé la célèbre expression du verre à moitié vide ou à moitié plein. Cette pensée s’est entremêlée à celles suscitées par son départ et je me suis alors mis à le reconsidérer cyniquement, comme une simple livraison de nouvelles peintures à disposer sur ma palette — il était clair que j’avais désormais un tableau à peindre. Mais ma tristesse et l’absurdité de cette situation étaient d’abord plus fortes que cette impulsion créatrice — au fond, j’étais toujours terrifié. Je commençais même à étouffer, alors brutalement, je me suis levé. Il fallait que je fasse quelque chose. J’allais franchir la porte de cette salle de torture, mais en saisissant sa poignée, je me suis rappelé que si je la franchissais, cela allait être encore pire. Il n’y avait plus rien derrière. De l’autre côté, j’allais devoir faire face au désespoir qui allait se refléter dans le vide que son départ avait laissé s’épanouir. Aucun retour en arrière n’aurait été possible. Ce beau silence douloureux — havre de paix du démon — que j’avais tant attendu se serait retrouvé bruité par mon propre drame, et il en était hors de question. Il était impensable d’avoir sacrifié cet amour pour rien. Tant que je restais ici, tout demeurait encore possible. Je pouvais encore essayer de transformer ce triste événement en quelque chose de beau, de salvateur, voire réparateur. J’ai donc lâché la poignée.
La culpabilité était maintenant en train de s’éteindre et l’insidieux sentiment qui consistait à jouir de ma souffrance regagnait en force. Je commençais à pleinement me réjouir de ce que j’allais pouvoir faire de ce mal, alors… sans plus réfléchir, je me suis retourné pour faire face au chevalet — maintenant empli de la pleine assurance du démon — et j’ai avancé vers lui pour y disposer une toile vierge.
J’allais enfin pouvoir me laisser aller à cette ivresse silencieuse. J’allais enfin pouvoir me ceindre des œillères de la création afin de le laisser se goinfrer de mes maux.
II
La tasse de café laissait encore s’échapper une fine fumée, s’élevant dans cette lumière diffuse qui peinait à s’infiltrer dans la pièce. L’odeur de la peinture que je venais de déposer sur ma palette me chatouillait agréablement les narines et, en caressant la toile d’un geste si délicat qu’il semblait presque psychopathique, je me suis senti pris d’une certaine extase. Plus une seule pensée ne me traversait, si ce n’était le devenir de cette toile rugueuse. J’ai alors saisi l’un des pinceaux — qui, à ce moment, semblait tout aussi vivant que moi — disposés sur l’établi à droite du chevalet et me suis animé de mouvements inexplicablement légers. Le silence m’enivrait enfin. Aucun bruit ne pouvait m’en arracher ; c’était comme s’il avait toujours été là, comme s’il n’y avait jamais eu que lui. Une sorte de colère calme — violente mais douce, maîtrisée autant qu’indomptable, tout juste aliénante et hautement jouissive — m’irradiait. Je la sentais s’intensifier à chaque touche que j’appliquais sur ce tableau qui semblait pourtant se peindre tout seul ; comme si j’avais confié mon corps à quelqu’un d’autre, à ce démon qui avait attendu si longtemps avant de pouvoir à nouveau en prendre possession.
Cet état de grâce m’avait en effet si souvent envahi autrefois, avant qu’elle n’emménage ici. Et, tout comme à cette époque, j’y ai passé des heures. Le temps n’avait de toute façon plus la moindre importance dans ces moments-là — j’étais autant présent qu’absent. Dès que je finissais de recouvrir une toile, je la disposais quelque part dans la pièce et passais à la suivante, répétant l’opération jusqu’à ne plus avoir de toile vierge en ma possession — j’étais pris d’un certain sentiment d’urgence qui me poussait à toutes les consommer.
Alors, à cet instant, j’avais de nouveau la sensation de flotter, juste là, dans cet espace si particulier qui fleurit entre les cheveux du pinceau du non-sens, naturellement, miraculeusement gracié par celui qui, en revanche, s’y épanouit éperdument. Tout mon être se canalisait en un point. Il y avait là un absolu, béat, une totalité qui se dressait au cœur de cette ivresse. C’était d’une telle évidence que je m’évertuais à la faire transparaître sur une toile, alors que j’ignorais être en train d’essayer de manifester l’image même de mon drame : son visage et l’absence du mien, le bruit de sa présence autour duquel mon silence torturé n’a fait que danser.
Cependant, en saisissant la dernière toile qui attendait d’être recouverte au pied de l’établi, j’ai brièvement de nouveau senti le temps s’écouler — mon absurde tristesse commençait à réapparaître. J’ai aussitôt balayé ce sentiment et repris ma petite transe artistique, mais… progressivement, il me regagnait. Au bout d’un moment, son intensité était telle que je ne parvenais plus à la dissimuler sous cette fièvre silencieuse. Mes gestes devenaient de plus en plus crispés et le doute s’immisçait dans chaque touche que j’essayais d’appliquer sur la toile. Je devais me résoudre à accepter que le grandiose qui me berçait était désormais en train de s’essouffler — je perdais l’essence de ce que j’essayais de peindre. J’ai tout de même continué à m’y accrocher durant de longues minutes, mais, au fond, je savais bien qu’il ne servait à rien de lutter.
C’est lorsque j’ai fini par faire un pas de recul pour observer cette dernière toile inachevée que cette légèreté mouvante m’a définitivement quitté, me laissant réadopter la lourde passivité qui l’avait précédée. Je me trouvais là, le coude replié contre mon thorax, tenant le pinceau à hauteur de mon menton, prêt à y retourner, comme si mon corps, lui, n’avait pas encore compris que ma possession était arrivée à son terme. Intérieurement, je me sentais encore accroché à mon tableau, refusant de le laisser sans suite. J’avais même l’impression que ce pinceau que je tenais fermement se moquait de moi. Mais je me suis aussitôt rendu compte qu’il n’était désormais plus tellement habité. Je pensais presque avoir halluciné. En le reposant sur l’établi d’un geste fatigué, j’ai constaté que le désespoir ambiant qui rôdait dans la maison et qui n’avait pas encore pu pénétrer l’atelier se mettait peu à peu à l’assiéger. Ne sachant plus quoi faire, je me suis mis à tourner lentement sur moi-même pour observer ces toiles peintes frénétiquement et disposées un peu partout dans la pièce. J’étais de nouveau immobile, confus, au centre de gravité de ce cauchemar coloré.
Ces nombreux tableaux semblaient presque avoir été peints par une volonté supérieure, me laissant là, trop humain pour en comprendre le sens. Je les observais avec un profond sentiment d’effroi. Tous tentaient de manifester une seule et même image, mais demeuraient figés, sans parvenir à la retransmettre — aucun ne savait incarner la pleine essence de ce qui m’avait poussé à les peindre. N’ayant d’autre choix que de baisser les yeux pour enfoncer mon regard dans le sol — comme s’ils me forçaient à les tenir en respect —, je me suis mis à repenser à son départ. J’avais la sensation d’avoir troqué une vie humaine contre cette déclinaison inerte du même tableau. Tout autour de moi s’épanouissait le résultat de ce silence tant attendu, mais il n’avait désormais plus la moindre valeur à mes yeux. Le désespoir avait maintenant complètement envahi la pièce. Le regret et la culpabilité s’y immisçaient de telle manière que je me suis alors senti prêt à faire n’importe quoi, y compris brûler ces toiles et l’atelier avec, si cela avait pu me permettre de retrouver ne serait-ce qu’un peu de cette vie commune que je venais de sacrifier sur l’autel de mon art — je me sentais terriblement seul.
Ne tenant plus en place, complètement déboussolé, je me suis mis à faire les cent pas dans cet antre qui n’abritait désormais plus que l’absurdité de mon existence. Je ne pensais qu’à en sortir pour aller la retrouver et m’effondrer en larmes à ses pieds, en lui implorant pardon. Pourtant, je continuais à y tourner éperdument en rond. Je savais qu’il était de toute façon trop tard pour cela. Je m’étais privé d’elle… de nous, pour une quête sans fond, silencieuse et imperceptible, ne menant à rien d’autre qu’à elle-même. La victoire de ce silence ne m’avait mené qu’au désespoir le plus total.
Après de longues minutes passées à ruminer, j’ai finalement réalisé qu’ici comme dehors, cela revenait au même. Maintenant que l’air y était aussi peu respirable que dans le reste de la maison, je n’avais plus qu’à me résoudre à sortir de cette pièce. Je savais qu’il ne me restait plus qu’à me faire face. J’allais être contraint de regarder — je devais maintenant affronter mes contradictions.
Sans autre but que celui-ci, j’ai donc fini par passer cette porte, traverser la chambre et descendre les escaliers pour atteindre la cuisine. Et c’est alors que j’ai vu une lettre posée sur la table.
L’angoisse grandissait à chaque pas que je faisais pour m’en approcher. Les mains tremblantes, je m’en suis délicatement emparé, puis je me suis lancé dans cette courte lecture, qui n’a pourtant pas manqué d’être la plus belle et la plus douloureuse de ma vie :
Mon amour,
Ne nous en voulons pas. Nous nous tenons la main en marchant le long de ce sentier obscur et aucun de nous n’ose la lâcher pour aller rallumer la lumière. C’est difficile, mais voilà… j’ose finalement m’y résoudre. Il faut bien que quelqu’un finisse par aller appuyer sur cet interrupteur.
Je sais que tu m’aimes. Et tu sais que je t’aime. Je sais aussi que tu as besoin de moi, absente. Tout comme j’ai besoin de toi, présent. Mais la chose la plus importante est que l’étendue de notre problème ne réside pas dans cette soi-disant inconciliabilité, mais plutôt, justement, dans notre incapacité à l’accepter.
Je te le promets, il y a un monde où l’impossible peut être ; où le paradoxe n’est pas seulement douloureux. Je le pressens.
Mais en attendant de savoir faire advenir ce monde meilleur, nous devons bien nous séparer. Enfonce-toi dans ton atelier, mon amour. Je m’en vais faire de même dans le monde. Un jour, sans doute, il m’apprendra à y trouver son absence. Un jour, le tien t’apprendra également à y trouver sa présence. Alors, peut-être, nous pourrons nous retrouver. Car si cela se produit, nous serons enfin en mesure d’accepter l’inacceptable ; de lier les deux sans avoir à le faire.
Mon départ n’est pas un adieu, mon amour. C’est simplement l’espoir d’un au revoir. Un espoir auquel il ne faut cependant pas se raccrocher, simplement parce que cela le tuerait.
Prends soin de ton silence, prends soin de ce qu’il cache, prends soin de ce bruit qui vient le parasiter. J’y tâcherai également, dans la pleine mesure inverse.
Je t’aime.
Sidéré, je l’ai reposée sur la table. Puis, ne pouvant y rester une seconde de plus, je suis sorti de la maison.
Une fois à l’extérieur, la lune a immédiatement capté mon attention. Elle était pleine, et le ciel d’un noir glacial se voyait contraint de s’éclaircir sous sa chaude présence. Je l’ai longuement fixée, surpris de constater que tout était là. J’étais pris d’une joie incompréhensible et celle-ci se mêlait à ma profonde tristesse, au point qu’elles finissaient par n’être plus qu’une, confondues l’une dans l’autre sous ce grand tableau céleste.
Une lourde légèreté s’emparait de mon corps et de mon esprit et, après un long moment de contemplation, je suis retourné à l’intérieur. Hypnotisé, j’ai regagné l’atelier, mais en laissant, cette fois-ci, la porte qui donnait sur la chambre… grande ouverte.
Calmement, j’ai de nouveau saisi le pinceau puis ai passé le reste de la nuit à peindre cette toile inachevée qui m’avait sagement attendu sur le chevalet. Je m’y suis beaucoup appliqué, et je l’ai terminée au petit matin, lorsque les rayons du soleil commençaient à pénétrer la pièce. J’en étais toujours insatisfait, mais… justement insatisfait. Désormais, je savais qu’elle n’était que l’une des pièces d’un puzzle bien plus grand — un fragment d’une innommable destinée.
Serein, j’ai déplacé chaque toile dans la chambre pour les disposer là, sur l’un des murs. Puis, après les avoir toutes méticuleusement accrochées, j’ai effectué un ultime pas de recul pour les contempler. Je me suis alors mis à rire. Je pouvais enfin la voir. L’ineffable image se tenait là, émanante de ce grand tableau composé subtilement de cette mosaïque de peintures.