La tension de la perfection
La perfection nietzschéenne

« La vie elle-même m’a confié ce secret : "Vois, dit-elle, je suis ce qui doit toujours se surmonter soi-même. Certes, vous appelez cela volonté d’enfanter ou poussée vers le but, vers ce qui est plus haut, plus loin, plus divers ; mais tout cela n’est qu’une seule chose et un secret. Je préfère encore sombrer plutôt que de renoncer à cette chose unique ; et en vérité, là où il y a déclin et chute de feuilles, voyez, la vie se sacrifie à la puissance. Qu’il me faille être combat et devenir et but et contradiction des buts : ah ! celui qui devine ma volonté devine certes aussi quelles voies tortueuses elle doit emprunter ! Quoique je crée et de quelque amour que je l’aime, — bientôt il m’en faut être l’adversaire et l’adversaire de mon amour : ainsi le veut ma volonté. [...] Pour le vivant, bien des choses comptent plus que la vie elle-même ; mais ce qui parle dans cette estimation, c’est la volonté de puissance !" [...] En vérité, je vous le dis, du bien et du mal qui seraient impérissables, — cela n’existe pas ! Ils sont contraints de se surmonter, de se surpasser sans cesse eux-mêmes. »
— Nietzsche
Ce qui n’est pas, n’Est pas, alors comment cela pourrait-il désirer Être ?
Quant à ce qui est, cela Est ; et ce qui Est ne désire jamais ce qu’il a déjà acquis.
Qu’est-ce donc que cet Être sinon une simple affirmation croissante de lui-même ? Un surpassement constant, une intensification, un accomplissement avide de soi.
Voilà ce qu’est la Vie, une tension permanente entre elle-même et sa perfection. Une perfection qui n’est que le moteur du véhicule qui la mène à elle-même. Une perfection qui ne s’attend pas, qui ne se désire pas non plus, qui est continuellement renouvelée et qui ne s’atteint donc pas — mais vers laquelle elle est irrésistiblement attirée, tel un papillon de nuit se cognant sur le lustre d’une terrasse de campagne lors d’un chaleureux soir d’été.
Cette lumière, qu’elle a si difficilement acquise, elle doit ensuite la confronter, la soumettre à sa propre force et à la nécessité de la prochaine lueur, plus vaste et plus profonde, plus claire et plus aveuglante — elle lutte contre ses propres biens ! Encore et encore...
Car si elle ne le fait pas, elle tend à sombrer dans le puits sans fond de ce qu’elle n’est pas. Et c’est là sa véritable mort ! Non pas celle de l’inévitable renouvellement de ses corps, mais une mort intérieure, celle qui pourrait à jamais la contraindre à ne plus pouvoir leur donner vie.
Ainsi, qu’est-ce que la contradiction — l’amour et la haine, l’ordre et le chaos, le bien et le mal, l’ignorance et la connaissance, la vie et la mort — si ce n’est une modalité ? Un levier pour cette insoluble perfection.
L’Être ne fait que de se soumettre à sa propre tension, et celle-ci doit être encore plus puissante que lui-même, car sinon, il ne pourrait pas Être. Il en récolte les fruits : si elle est lâche, ils deviennent mous et pourrissent ; si elle est tendue, ils sont fermes et juteux.
Et c’est ainsi que cette tension se renouvelle constamment, c’est là une œuvre qui doit continuellement s’accomplir ; un jeu, qui doit être gagné à chaque instant.
C’est là la véritable définition de la perfection : non pas un idéal figé et transcendant, mais un inlassable retour sur soi-même qui n’a d’autre but que celui de pouvoir se réitérer, à l’infini et en l’honneur de sa propre immortalité.