Bienvenue dans Les Limbes
Limbes : région ou situation mal définie.
Sur terre comme aux cieux, il existe un territoire, caché, qui, à chaque instant, englobe et règne sur ces deux continents. C’est là une contrée absente de toutes les cartes ; un lieu si impalpable que l’on ne peut que douter de son existence, et où l’on ne peut se rendre, car, en définitive, c’est lui qui finit par venir à nous. Et ce que je fais là est en soi déjà une hérésie, car l’on ne peut même pas parler de ce mystère métacontinental, puisque c’est déjà lui qui parle à travers nous.
Bon nombre d’aventuriers s’y sont aventurés et tous en sont revenus — s’ils en sont revenus — avec d’étranges symboles à peine compréhensibles à étaler sur la place publique. Les paysages qu’ils ont observés et tenté ensuite de dépeindre à l’aide de ces curieux motifs sont… et le mot est faible, totalement surnaturels pour notre entendement cartésien. Ils ont bien souvent prodigué un immense vertige aux passants qui venaient les regarder, les faisant osciller entre un pur sentiment de folie et celui qui témoigne d’une indescriptible beauté.
Ce qu’ils y ont vu ? Des vallées qui semblaient vouloir prendre la parole. De la végétation qui, quant à elle, paraissait seulement très heureuse d’être là. Des fleuves qui coulaient comme pour rappeler un mouvement perpétuel auquel rien ni personne ne pourra jamais se soustraire. Des falaises appelant irrésistiblement à être escaladées grâce à leurs évidentes prises, mais qui n’ont pourtant fait que céder entre les mains de ceux qui s’y sont risqués.
Un monde entier avait l’air de se donner dans les étranges descriptions de ces aventuriers — un secret, simple, joyeux, joueur et amoureux.
Eux-mêmes ont dû être particulièrement précautionneux et bien harnachés à leur conscience pour pouvoir, ne serait-ce qu’un peu, dépeindre et parfois même intellectualiser ces somptueux paysages qu’ils ont eu la chance de contempler. Car il faut bien dire que là-bas — un « là-bas » qui ne s’avère en fait n’être qu’un « ici » que nous avons du mal à laisser exister comme tel —, là-bas, les concepts sont aisément troqués contre d’abstraites peintures, et les vérités n’ont de valeur qu’en tant que résonance subjective plus ou moins efficaces pour faire parler cette contrée hors du temps.
En s’y rendant sans préparation, nous n’y trouvons généralement qu’un vaste ensemble de contradictions qui, quand elles n’en sont pas, apparaissent comme d’intenables paradoxes — en somme, rien qui ne se donne facilement à comprendre. L’évidence se trouve bien sûr dans chaque grain de sable de ces plages qui s’y étendent de telle manière que l’éternité elle-même en semble jalouse, mais elle ne cesse pourtant de nous filer entre les doigts à chaque fois que l’on tente d’en saisir une poignée.
En bref, cette contrée contient des parcelles de terrain qui n’ont aucune délimitation, des sentiers qui commencent et ne finissent nulle part, un langage dépourvu de mots, une compréhension sans compréhension ; et l’on peut même parfois y entendre une symphonie jouée dans, par et pour le seul plaisir d’écouter le silence dans lequel elle repose. C’est un lieu que l’on ne peut décrire par les sens, précisément parce qu’il s’agit de l’expérience même de ceux-ci, celle dans laquelle ils s’unissent pour recouvrer leur origine commune. Alors tout ce qui vient, vient inévitablement après, et ne saurait donc en rendre compte avec justesse.
Cependant, après l’avoir un peu arpenté, il arrive que l’on finisse par vouloir en ramener un souvenir au village ; un nom, une image, et une manière d’être qui lui permettrait de se réaliser. Et c’est précisément pour cela que l’on trouve tant de ces aventuriers tentant de griffonner joyeusement des motifs sur les places des villages. Mais, évidemment, cette grande idée qu’ils sont conviés à offrir n’est pas de nature rationnelle, elle n’est pas non plus une tâche ; elle se manifeste plutôt comme une sorte de mot que l’on a sur le bout de la langue sans jamais parvenir à le trouver. C’est là un jeu… un sens, insaisissable, auquel l’on remet son être afin de le laisser accoucher une nouvelle fois de lui-même… quelque part. Mais étant un sens qui n’a de sens que pour lui-même, nous nous trouvons naturellement bien embêtés lorsqu’il s’agit ensuite de lui donner son sens justement, là, à la vue de tous, sur la place du village. Il peut en effet encore arriver que nous nous demandions comment les passants nous regarderont lorsque nous serons en train de tenter de formuler ce qui ne peut l’être, ce que nous n’arrivons même pas à nous expliquer à nous-mêmes. La beauté, la beauté oui, mais, avant cela, ils n’y verront sans doute que la folie. Et puis, de toute façon, ce Grand Jeu que l’on joue est d’une telle intangibilité qu’il nous demande de ne jamais croire pleinement à ce que l’on en fait, à la forme que l’on lui donne. Précisément parce que la photo que l’on essaie d’en prendre n’a de sens que pour permettre à la prochaine prise de vue de l’effacer. Elle n’a de sens qu’en tant que cette suite de témoins imparfaits laissés derrière nous pour attester, subtilement, entre les lignes, de ce qui ne se laissera jamais complètement saisir.
Alors, voilà… voilà mon étalage sur la place du village. Libre à chacun de venir y jeter un œil pour, peut-être, y trouver un reflet de son propre mystère. Moi, je ne cherche ici qu’à exprimer le mien. Je ne cherche qu’à le faire fleurir, mourir, puis renaître à nouveau. Je ne cherche qu’à me servir de mon feu — alimenté par la plus vive des sensibilités dont je peux faire preuve, et par la plus grande sincérité dont je suis capable — pour le donner à sentir.
De quoi est-il question ? Je n’en ai absolument aucune idée. Enfin, j’en ai une intuitive évidence de fond, bien sûr, mais en ce qui concerne sa forme… c’est une autre histoire. Je n’écris pas de la fiction, ni de la philosophie, ni même de la poésie, ce n’est pas non plus un enseignement mystique ou métaphysique. Non, ce n’est rien de tout cela, et peut-être également un peu de tout ça à la fois.
Tout ce que je sais, c’est que j’ai eu la chance de trébucher dans un terrier de lapin lors d’une précédente aventure. Dans un interstice qui débouchait sur une contrée très ancienne et pourtant toujours aussi actuelle et incontournable. Depuis, je prends un malin plaisir à danser, que ce soit en jouissant, en pleurant, en criant, en créant — et aussi en détruisant parfois, il est vrai. Tout ce que je sais, c’est que j’aime jouer de ma plume et laisser l’encre qui en sort composer quelques ineffables paysages.